Qu’est-ce que le « goût » de la grammaire ? Qu’est-ce qui fait qu’une langue chante, qu’un mot se transforme, qu’une lettre se module ?
Ce sont les accents.
Papillons graciles, ils se posent au gré des phrases pour en modifier le sens. Mais les accents différencient aussi les
mots des manières de parler : l’accent circonflexe n’a rien à voir avec l’accent breton !
Les accents sont les défenseurs de la diversité. S’il n’y a plus d’accents, la fadeur gagne.
Naturellement, ils s’entendent à merveille avec les épices : sans elles, plus de goût ; mais si leur dosage n’est pas
précis, alors tout devient semblable, uniforme.
Les épices et les accents sont de même nature : ils fabriquent du sel de la vie.
La grammaire, comme l’amour ou la cuisine, a besoin d’accents.
Qui rêverait d’un amour fade, sans épices, non accentué ?
Depuis quelque temps, les accents grognaient. Ils se sentaient mal aimés, dédaignés, méprisés. À l’école, les enfants ne les utilisaient presque plus. Les professeurs ne comptaient plus de fautes quand, dans les copies, ils étaient oubliés. Chaque fois que j’en croisais un dans la rue, un aigu, un grave, un circonflexe, il me menaçait.
– Notre patience a des limites, grondait-il. Un jour, nous ferons la grève. Attention, notre nature n’est pas si douce
qu’il y paraît. Nous pouvons causer de grands désordres.
Je ne les prenais pas au sérieux. Je me moquais :
– Une grève, allons donc ! Et qui ça dérangerait, une grève des accents ?
Je sentais bien monter leur colère. Je ne croyais pas qu’ils préparaient quelque chose.
J’en suis certain, quand j’y pense, c’est l’affaire des ordinateurs qui a tout déclenché. Le fournisseur s’est trompé.
Il a livré au collège des ordinateurs de langue anglaise : aucun accent sur le clavier.
Nos amis se sont rués chez moi. J’ai eu le tort, le très grand tort de me moquer d’eux. J’ai eu le tort, le très grand
tort de leur dire qu’il valait mieux des ordinateurs sans accents que pas d’ordinateur.
Ils m’ont fait la leçon et puis ils m’ont insultés.
– Chaque langue a sa logique. Libre à l’anglaise et à l’américaine de vivre sans accents. Mais vous nous avez trahis.
Dorénavant, c’est la guerre.