Chaque jour, souvent sans y prêter attention, nous sommes en contact avec des dizaines, voire des centaines de textes, soit que nous les produisions nous-mêmes, soit que nous les utilisions pour nous informer, nous divertir, et accomplir les tâches les plus diverses.
Cette familiarité tend à nous faire oublier que le texte ne va pas de soi, et que sa
composition autant que sa lecture ne sont possibles qu'au prix d'un apprentissage et d'une expérience assez longs.
Pour une grande partie, les études, et tout particulièrement les études supérieures, sont consacrées à
l'amélioration des capacités de l'étudiant à travailler avec et sur des textes. Nous sommes donc tous capables de reconnaître un texte lorsque nous en voyons un, mais le problème se complique
lorsqu'il s'agit de comprendre et de définir avec exactitude ce qu'est un texte, et ce qui n'en est pas un—et ce qui distingue un «bon» texte d'un autre moins bon.
Une vision «traditionnelle» voudrait que le texte soit composé de phrases, parfois regroupées en sous-ensembles comme le paragraphe (prose), la strophe ou la réplique (théâtre). Pour les linguistes, c'est la phrase formée par l'association d'un sujet et d'un prédicat qui a longtemps constitué l'entité maximale passible d'analyse, tout ce qui se situe au-delà n'étant pas, à leur avis, modélisable.
Plus récemment s'est développée une branche des sciences du langage consacrée au discours, c'est-à-dire
justement à tout ce qui dépasse le niveau de la phrase: la «grammaire du discours» cherche ainsi à déterminer les règles qui s'appliquent non à l'intérieur de la phrase, mais entre plusieurs
phrases. La pragmatique, de son côté, s'intéresse à l'énoncé, c'est-à-dire au message linguistique considéré dans le contexte de sa production effective à un moment donné et en un lieu donné, et
qui exprime le point de vue de l'émetteur (l'énonciateur) en fonction de celui du récepteur (l'énonciataire). Dans cette perspective, le discours est constitué par une séquence d'énoncés formant
un tout autonome.
Si toutefois le texte, en surface, se présente généralement sous une forme linéaire (une suite de phrases
ou d'énoncés qui a un début et une fin supposant un ordre de lecture), il est possible de l'envisager à partir de sa structure profonde qui, elle, doit se concevoir hors du déroulement
unidirectionnel qui se présente à nos yeux. A l'origine du texte, on doit ainsi postuler l'existence d'un système dont les unités sont non des phrases, mais des idées exprimées par des
propositions, et liées par des relations virtuelles. C'est pourquoi le travail du texte—la lecture autant que la production—passe nécessairement par l'établissement d'un plan, c'est-à-dire par
l'explicitation schématique de la structure.
Ces relations, représentées ici par des lignes fléchées en pointillés, représentent des possibilités de rapports entre les propositions (cause, conséquence, parallélisme, analogie, contradiction partielle ou totale, etc.) qui ne se matérialiseront pas toutes au niveau de surface du texte, où seul un agencement des propositions est possible (c'est la «disposition» de la rhétorique). Lorsque plusieurs agencements, et donc plusieurs ordres de lecture également valables sont possibles, on parle d'hypertexte.
Dans le discours, ces relations se matérialisent souvent par des connecteurs syntaxiques
(conjonctions de coordination et de subordination, adverbes et locutions adverbiales, etc), et des connecteurs textuels (formules de transition, d'anaphore, etc.).
Exemple :
Soient quatre propositions exprimables chacune par une phrase:
P: Le Général de Gaulle et le Chancellier Adenauer ont décidé d'unir leurs pays dans une alliance économique et politique.
P': En 1945, il a paru évident que la paix durable en Europe reposerait sur de bonnes relations franco-germaniques.
P'': La Realpolitik consiste à privilégier les solutions pratiques par rapport aux doctrines idéologiques.
P''': Les Français et les Allemands se sont combattus avec violence et tenacité au cours de trois guerres successives, en 1870-71, 1914-18 et 1939-44.
Ces quatre propositions peuvent former un texte car 1) elles sont toutes relatives à un même thème et 2) présentent entre elles des relations que l'on peut expliquer comme suit:
- il existe une opposition entre P et P'''
- il existe un rapport de conséquence entre P' et P (et donc de cause entre P et P')
- il existe un rapport d'antériorité entre P''', P' et P (et donc de postériorité entre P', P'' et P''')
- il existe un rapport de généralisation entre P et P'' (et donc de spécification entre P'' et P)
Ces rapports, toutefois, n'imposent ni ne suggèrent un ordre linéaire particulier. On peut donc représenter la structure profonde de ce texte comme suit:
On peut alors obtenir un texte en mettant ces propositions dans un ordre approprié (avec éventuellement quelques modifications de morphologie et/ou de syntaxe) et en explicitant certaines des relations à l'aide de connecteurs syntaxiques ou textuels:
«Les Français et les Allemands se sont combattus avec violence et tenacité au cours de trois guerres successives, en 1870-71, 1914-18 et 1939-44. Cependant, en 1945, lorsqu' il a paru évident que la paix durable en Europe reposerait sur de bonnes relations franco-germaniques, le Général de Gaulle et le Chancellier Adenauer ont décidé d'unir leurs pays dans une alliance économique et politique. C'est là un bon exemple de Realpolitik, qui consiste à privilégier les solutions pratiques par rapport aux doctrines idéologiques.»
On peut obtenir d'autres textes en mettant ces propositions dans un ordre différent et à l'aide d'autres connecteurs syntaxiques ou textuels:
«La Realpolitik consiste à privilégier les solutions pratiques par rapport aux doctrines idéologiques, comme on a pu le voir lorsque le Général de Gaulle et le Chancellier Adenauer ont décidé d'unir leurs pays dans une alliance économique et politique, bien que les Français et les Allemands se fussent combattus avec violence et tenacité au cours de trois guerres successives, en 1870-71, 1914-18 et 1939-44. En 1945, en effet, il a paru évident que la paix durable en Europe reposerait sur de bonnes relations franco-germaniques.»