ROMAN
Ce que le jour doit à la nuit, de Yasmina Khadra
Editions Julliard, août 2008, 413 p.
Elu meilleur livre de l'année 2008.
"Quelle mutation était en train de s'opérer en moi? Pourquoi m'en voulais-je d'être quelqu'un de sensé? La correction devrait-elle primer sur la sincérité? A quoi servirait l'amour s'il ne supplantait pas les sortilèges et les sacrilèges, s'il devait s'assujettir aux interdits, s'il n'obéissait pas à sa propre fixation, à sa propre démesure?..."
Les souffrances du jeune Younes. Comme le héros de Goethe, Younes, né en Algérie au début des années 30, est un émotif à
la sensibilité si grande qu’elle lui gâche la vie. Il réfrène l’exaltation et l’impétuosité de ses sentiments en raison d’idées reçues sur l’honneur et la loyauté et s’inflige une culpabilité
d‘autant plus néfaste qu’injustifiée.
Younes aurait-il hérité du fardeau de son père? Un père contre lequel s’acharnent les coups du sort et qui refuse toute
aide sous prétexte d’honneur. Malédiction ou péché d’orgueil? Installée dans un quartier pauvre et malfamé d’Oran après que ses champs sont partis en fumée, la famille survit misérablement. Après
avoir une fois de plus perdu toutes ses économies et s’être vengé par un crime, le père renonce à servir de modèle à son fils et le confit à son frère pharmacien, un homme plein d‘idéaux et de
sagesse. A peine entre les mains de l’oncle que Germaine, sa femme française, le baptise Jonas. Coup de pouce à l’intégration parmi les enfants de colons? Jonas fait désormais partie d’une bande
d’inséparables amis, deux roumis et un Juif. Las, les quatre copains sont amoureux d’une même fille. Emilie flirte avec deux d‘entre eux, se marie avec le troisième, mais c’est Jonas qu’elle
aime. Jonas, lié par un serment, ne lui avouera jamais ses sentiments. En toile de fond de cette situation assez racinienne, les égratignures de la seconde guerre mondiale, le débarquement
américain en 1942 (apportant le rêve de prospérité en même temps que ses boîtes de corned-beef) et, surtout, la montée du nationalisme avec, à partir de 1954, la guerre d’indépendance de
l’Algérie.
On admire les images percutantes de Khadra (« exodes dysentériques » , « cris sismiques »,
« robe lactescente », « silhouette dunaire », « somnambulisme diurne », « filles suintantes de maquillage », « carreaux en larmes »…) et la
luxuriance de son vocabulaire puisé dans la langue arabe (parmi lequel on retrouve baraka, bled, gourbi, saroual, souk, burnous, salamalec…). Il démonte avec douleur le mythe de l’honneur et
celui de la fatalité. Si Jonas découvre déjà à onze ans que « tout se façonne dans la tête » et que les apparences régissent le monde, ce n’est que bien plus tard qu’il réalise, sous
prétexte de loyauté, n’avoir pas eu le courage de ses convictions. C’est de l’aptitude à relever les défis et à prendre en main son bonheur dont il est ici question. L’auteur montre en outre
comment l’incompréhension réciproque entre colons (« ce pays nous doit tout ») et indigènes (« cette terre ne vous appartient pas, le malheur y sévit depuis que vous avez réduit
des hommes libres au rang de bêtes de somme ») dégénère en bain de sang avec, au premier rang des victimes,des musulmans pacifiques et des Européens non colons. L'auto-culpabilisation de
l’enfant, le déchirement causé par l’appartenance à deux milieux opposés, la trahison de l’ami sont également des thèmes abordés dans ce roman pour souligner que, malgré les catastrophes et les
aléas de la vie, il n’y a de malédiction que celle qu’on est prêt à prendre sur ses épaules.
par Valérie Lobsiger