Combien le coeur de l'homme est insuffisant ! Il se refuse à la continuité des plus justes douleurs ; un long amour
finit par le lasser ; il faut qu'il se repose ou qu'il change.
Il y a chez chacun de nous, surtout dans la jeunesse, quelque chose qui chante. La plupart des hommes ne se rendent pas
compte de cette musique vague et fugitive ; le poète seul arrête au passage les divins accents.
Il en est de certains points culminants de notre vie comme des hautes montagnes : quelle que soit la distance qui nous
en sépare, ils nous paraissent toujours proches.
Quel est cet idéal vers lequel la nature s'achemine à travers le temps éternel et les formes infinies ? Nous ne sommes
pas le terme de son évolution. Ce n'est point pour aboutir à notre misérable humanité qu'elle a pris son élan de si loin. O toi qu'elle entrevoit, être futur, songe à nous qui aurons souffert et
peiné pour te frayer la voie !
Il ne faut pas se faire d'illusion à cet égard : les douleurs chantées sont déjà des douleurs calmées. Ce n'est point
lorsque nous sommes encore engagés dans la sensation que nous serions capables de l'exprimer. Il faut s'écarter de soi-même et se considérer de loin et avec perspective. Nous ne nous peignons
bien qu'à la distance du souvenir.
Nous mourrons presque tous de mort violente ; car comment nommer autrement cette rupture douloureuse des liens de la vie
? Mourir ne devrait être que s'éteindre. Pourquoi la cessation de l'existence est-elle si souvent précédée de longues et terribles douleurs ? Pourquoi ce dernier combat ? On dirait que la mort
est contre nature, à voir la résistance que la chair et l'esprit lui opposent.
Quand le temps a passé sur nos amours et nos douleurs, notre coeur qui s'est calmé reste tout étonné de ses
excès.
Nous ne sommes pas maîtres de nos actions. Nous les jugeons, mais elles nous sont imposées par notre nature. Le remords
porte donc le plus souvent à faux. L'homme ne devrait avoir que des regrets.
Le poète a d'abord été un initiateur ; aujourd'hui il n'est plus qu'un écho.
Je sens se relâcher en moi tous les ressorts de l'amour-propre, ceux même qui entretenaient encore quelque peu mon
activité littéraire. Comme un vaisseau qui se serait trop approché de sables funestes, je m'enfonce et vais bientôt rester ensevelie dans l'indifférence absolue.
Nous sommes ingrats envers les penseurs et les artistes qui nous ont précédés. Que serions-nous sans eux ? Ils ont été
les anneaux qui nous relient à la chaîne infinie. Comme dans un cerveau individuel une idée en amène une autre, leur oeuvre a suscité la nôtre. Nous ne commençons ni n'achevons rien. Il faudrait
remonter bien haut dans la pensée humaine pour trouver le point initial. Heureux néanmoins, encore, ceux auxquels il est donné de continuer.
En entrant dans la vie, la femme se met tout d'abord sous la conduite de ses sentiments, et comme ceux-ci sont le plus
souvent emportés et aveugles, il en résulte qu'avec de pareils guides elle va parfois donner tête baissée dans toute sorte de broussailles et de précipices, ce dont elle ne laisse pas d'être
elle-même fort étonnée.
La critique a beau bâtir des théories de l'art, l'artiste n'obéira jamais qu'à une esthétique instinctive et
personnelle. Il travaille sur un modèle intérieur, sorte d'idéal individuel qui n'a rien à démêler avec les règles préconçues.
Pour écrire l'histoire de sa propre vie, la mémoire ne suffit point, il faut encore l'imagination : j'entends
l'imagination du souvenir, non pas celle qui invente, mais celle qui rassemble et ranime.
Il s'en est fallu de bien peu que je ne laissasse ici-bas aucune trace de mon passage. Que la barque s'engloutisse, mais
qu'au moins elle laisse derrière elle un sillage !
Lamartine a la note magnifique, mais rarement la note émue ; celle-là, c'est le coeur qui la donne. Or, Lamartine n'a
guère aimé. Les femmes n'ont été pour lui que des miroirs où il s'est regardé ; il s'y est même trouvé très beau.
Nos passions et nos besoins, voilà nos vrais tyrans. On devrait donc toujours être simple et vertueux, ne fût-ce que par
amour de l'indépendance.
Le mariage est rarement l'union harmonieuse de deux individus qui se trouvent être dans un même état de coeur. Ce n'est
le plus souvent qu'un besoin de finir et un désir de commencer qui se rencontrent.
Pour réunir autour d'elle tant d'hommes d'intelligence et d'opinions différentes, pour les monter et les maintenir
pendant de longues années à un même degré de ferveur envers sa personne, sans être cependant elle-même douée d'un esprit supérieur, il faut que Mme Récamier ait eu une entente parfaite des
diverses vanités. En effet, elle leur rendait tout sorte de services. L'unique affaire de sa vie a été de les deviner à demi-mot, de se prêter à leurs petits calculs, et de leur éviter les
mécomptes et les rougeurs. Après avoir éprouvé combien sont fragiles la fortune et la beauté, en femme prudente elle s'était retirée en lieu sûr et avait établi sa position sur un terrain solide,
sur le fonds immuable d'une faiblesse humaine.
L'adolescence est consacrée à l'étude des oeuvres classiques. Elle peut, il est vrai, les exprimer, mais elle ne les
comprend pas. L'ordre, la clarté, la parfaite mesure, ne peuvent pas être sentis au moment même où l'esprit est encore confus et désordonné.
Bien qu'il en soit, hélas ! la première victime, l'homme n'a pas le droit de se plaindre des défauts, ni même des vices
de la femme. Celle-ci n'a qu'un but au monde : le captiver, et pour y parvenir elle se modèle sur ses désirs. Or, que lui demande-t-il ? Des charmes et du plaisir. Elle se fait donc coquette,
frivole, menteuse pour le séduire. Au lieu de se rendre à de pareils attraits, s'il ne se montrait sensible qu'aux qualités de l'esprit et du coeur, elle s'évertuerait à les acquérir et
deviendrait simple, sérieuse, vertueuse même ; car elle est capable de tout pour lui plaire.
On est bien forcé de s'accepter soi-même, seulement il ne faudrait pas s'en monter aussi souvent satisfait.
En poésie il faut quelquefois savoir éteindre l'expression, afin qu'elle n'étouffe pas le sentiment qu'elle s'est
chargée d'exprimer.
Une femme artiste ou écrivain m'a toujours paru une anomalie plus grande qu'une femme qui serait agent de change ou
banquier. Dans ce dernier cas, elle n'engagerait que ses capitaux ; dans l'autre, c'est son âme qu'elle met en circulation à ses risques et périls.
Que d'esprits ont la vue basse ! Ce sont des myopes pour lesquels un opticien devrait bien inventer des lunettes. Il y
en a même de tout à fait aveugles. À ceux-là il faudrait faire subir l'opération de la cataracte intellectuelle. Mais s'y soumettraient-ils ? Leur cécité leur est si chère !
Les beaux vers, c'est-à-dire ceux qui restent et ne mourront jamais, existaient de toute éternité. Les vrais, les grands
poètes eux-mêmes ne les font point ; seulement ils savent les trouver.
Dans la société, les ridicules sont des discordances. Au milieu du concert universel combien ont l'oreille très sévère
pour quelque innocente fausse note du voisin, et qui, cependant, ne s'entendent pas détonner d'un bout à l'autre.
Musset a rendu difficile la tâche des poètes à venir. Le coeur qu'ont une fois ému ses accents pénétrants reste exigeant
; il n'est plus capable de s'ouvrir à la première poésie venue. Il lui faut de la passion et de l'émotion à tout prix.
Quand le poète chante ses propres douleurs il doit avoir la note sobre. Les cris personnels déchirants ne sont pas faits
pour la poésie. Comme la Niobé antique, elle doit avoir la grâce de la douleur.
Il n'y a rien d'absolu ni d'arrêté dans la morale. Elle exprime seulement, à un moment donné, l'état de la conscience
humaine et son degré de culture. Elle non plus ne saurait échapper à la loi universelle du progrès.
À force d'intelligence et de culture nous ne pouvons qu'essayer de ressaisir les émotions des chantres primitifs. Les
premiers hommes ignoraient combien ils étaient poètes : nous seuls le savons, parce que nous ne le sommes plus. Ils ne se distinguaient par de leurs sensations. Ces vibrations résonnent encore à
travers les âges. Comme à la musique, nous leur prêtons tout ce que nos propres sentiments nous suggèrent.
C'est une erreur de croire qu'on attachera par des bienfaits. Si l'on attache quelqu'un, ce n'est presque jamais que
soi-même.
La vue des choses ne donne pas des idées ; elle les éveille. Pour que celles-ci surgissent dans notre esprit, il faut
qu'elles y existent déjà.
Je m'arrête souvent à rêver devant le profil de Musset. Cette image l'exprime tout entier. Regardez ce front charmant,
mais cette bouche grossière : qu'en dites-vous ? Il y avait certainement là une aspiration vers les sommets de l'amour idéal, en même temps qu'un instinct bestial vers les jouissances sensuelles.
Sa vie s'est perdue, son génie s'est épuisé à chercher le joint entre ces deux mondes.
Dans les poésies des troubadours et des minnesingers, il règne une grande uniformité de ton. D'ailleurs on n'y rencontre
que quelques images toujours les mêmes ; ce n'est qu'un joli gazouillement.
Pour écrire en prose il faut absolument avoir quelque chose à dire. Pour écrire en vers ce n'est pas
indispensable.
Entre époux il y a une autre communauté que celle de la table et du lit, c'est celle de la pensée. Eh bien, le plus
souvent, ces deux êtres matériellement accolés habitent, quant à l'esprit, des mondes différents et parfois même hostiles !
La doctrine de la prédestination est vraie dans son principe. Il y a certainement des êtres voués au bien ou au mal dès
avant leur naissance. Le dogme du péché originel n'est pas moins évident au point de vue de la loi de l'hérédité. La Foi a saisi ces vérités ; son seul tort a été de tirer des conséquences
arbitraires et injustes.
Les croûtes en peinture peuvent encore servir à quelque chose ; au besoin on en ferait de jolies enseignes. Mais quel
parti tirer des croûtes en poésie ?
Si je j'élève parfois à une certaine hauteur, ce n'est point par l'effet de ma propre force. C'est la poésie qui m'a
soulevée ; elle me porte où je n'atteindrais pas.
George Sand me fait l'effet d'un enfant terrible ; ce qu'elle ne brise pas, elle le met sens dessus dessous.
La musique me remue jusqu'en mes dernières profondeurs. Les regrets, les douleurs, les tristesses, qui s'y étaient
déposés en couches tranquilles par le simple effet de la raison et du temps, s'agitent et remontent à la surface. Cette vase précieuse une fois remuée, je vois reparaître au jour tous les débris
de mon coeur.
Je ne saurais remonter jusqu'au point de départ de mes facultés ni de mes instincts ; je ne puis déterminer ce qui
revient à chacun de mes ancêtres dans la formation de mon individualité ; j'ignore dans quel sol intellectuel et moral plongent les racines de mon être :
Et dans ce jeu fatal, c'est la part qui m'échappe
Que j'appelle ma liberté.
Ce n'est pas moi qui te maudirai, ô rêveur galiléen, victime qui as souffert sans rien racheter ! L'humanité te doit
seulement quelques espérances. Elle est si malheureuse que la moindre promesse agit sur elle : elle prend de toute main, ou plutôt de toute lèvre.
Le vers doit être à la fois transparent et fluide ; il faut qu'il laisse passer la lumière et qu'il coule.
Il semble vraiment qu'une volonté méchante préside aux événements humains. À voir comme elle s'entend parfois à tourner
tout au pire, on la prendrait pour une providence à rebours. Le hasard seul n'aurait ni cette perspicacité ni cette persistance dans le choix des combinaisons mauvaises.
Changer de lieu, c'est changer en même temps les perspectives de notre âme. Certains souvenirs tristes qui étaient au
premier plan reculent dans le lointain de la mémoire, et, lorsque plus tard ils reprennent leur place accoutumée, c'est avec des contours moins arrêtés et des teintes adoucies.
J'écoute avec plaisir marcher mon horloge dans le silence de la nuit. Le bruit régulier de son balancier me fait l'effet
des battements d'un coeur. Il me semble que j'entends respirer le temps.
Quand on pense qu'il suffit d'avoir de la vanité, de l'encre et du papier pour faire des vers, on ne peut en vouloir au
public bien avisé qui oppose une digue d'indifférence à la crue montante des rimes du jour. Ce qu'il y aurait néanmoins de rassurant pour un vrai poète, si un vrai poète surgissait encore, c'est
qu'il est difficile qu'un beau vers se perde. La postérité se charge presque toujours de le recueillir.
Je me compare à ces insectes qui, réfugiés à l'extrémité d'une branche, dans une feuille, s'y tissent une enveloppe fine
où s'ensevelir. La solitude est ma feuille ; j'y file mon petit cocon poétique.
J'ai toujours eu une admiration profonde pour ces âmes courageuses qui, en pleine possession d'elles-mêmes et par pur
dégoût des misères terrestres, ont trouvé en elles la force de se débarraser de l'existence. La Nature a bien su ce qu'elle faisait en nous dotant d'une irrémédiable lâcheté en face de la mort ;
mais combien il est beau de la vaincre et de lui crier : « : O marâtre ! je te rends ton fardeau. Si tu as cru me lier par le don fortuit et funeste de la vie, tu t'es trompée. Regarde ! voilà le
cas que j'en fais. »
Mon premier soin, lorsque je me lève, est d'aller voir comment mes arbres ont passé la nuit, mes arbres fruitiers
surtout. Quelle vivante image de la bonté que ces êtres muets qui tendent vers nous leurs bras chargés de présents !
L'inspiration ne fait qu'accentuer plus fortement les sons divers que rend notre âme. Les saisir et les fixer dans une
expression heureuse, c'est là toute l'oeuvre du poète.
Je ne dirai pas à l'humanité : progresse ; je lui dirai : meurs ; car aucun progrès ne l'arrachera jamais aux misères de
la condition terrestre.
C'est un métier que d'affirmer : il y a même des gens payés pour cela.
La passion explique bien des choses, mais ne justifie rien.
En fait de poésie, je ne suis qu'un simple amateur, mais j'ai beaucoup vécu avec les grands maîtres. Je fais plus que
les goûter, je les aime passionnément, aussi bien Lucrèce que La Fontaine. Je sais donc un gré infini aux esprits délicats qui ont découvert dans le peu que j'ai écrit les traces de ce commerce
et de cet amour.
Tout se liquide en perte dans la vie : mourir, c'est déposer son bilan. La mort n'est en réalité qu'une banqueroute
définitive.
Si j'avais été la colombe, je ne serais pas rentrée dans l'arche.
Qui n'a reçu de la nature qu'un filet de pensée, s'il s'entend à le ménager peut encore en tirer de jolis effets.
Souvent l'art plaît plus que la puissance et l'ampleur.
Chez toute femme, je ne dirai pas galante, mais simplement coquette, le sens moral est, sinon tout à fait éteint, du
moins fortement altéré. Il y a déjà en elle comme une ébauche de courtisane.
À mesure que j'avance en âge, je perds le goût de l'érudition. Mon esprit, probablement parce qu'il devient plus
paresseux ou plus délicat, n'aime que les bons morceaux et de digestion facile ; il craint les os et les arêtes.
La poésie est pour ainsi dire le dessert de l'esprit. Il ne faut donc en prendre qu'en petite quantité, comme de toutes
les friandises.
Quand j'ouvre un livre allemand, il me semble que j'éteins ma lumière, et lorsqu'il m'arrive en le quittant de prendre
un livre français sur le même sujet, on dirait que je la rallume.
Ce que l'homme aurait de mieux à faire, ce serait de prendre au pied de la lettre cette métaphore usée : « La vie est un
rêve. » Donner de l'importance à ce rêve, c'est vouloir qu'il dégénère en cauchemar.
Le plus ou moins de charme que nous trouvons aux poésies subjectives dépend de la disposition dans laquelle nous sommes
nous-mêmes. Aussi plaisent-elles particulièrement aux femmes et aux jeunes gens, car c'est surtout leur état d'âme qu'elles se chargent d'exprimer.
Musset pèche par la composition. Ses poésies sont décousues ; on les dirait faites de pièces et de morceaux. Mais quels
morceaux ! C'est du cristal, de l'or, du diamant, ou plutôt c'est un métal à lui et sorti de ses entrailles, fluide, transparent, brûlant :
C'est de la lave humaine,
Ardente et que le temps ne saurait refroidir.
L'âge mûr semble être mon âge naturel. Ce calme encore accompagné de force, ces opinions rassises, ces vues claires en
littérature et en philosophie, voilà ce que je goûte et dont je jouis avec délices. J'aurais dû naître à quarante ans.
Le poète est bien plus un évocateur de sentiments et d'images qu'un arrangeur de rimes et de mots.
Nos écrits sont comme les galets de la mer ; ce n'est qu'à force d'être roulés dans notre esprit qu'ils acquièrent du
poli et de la rondeur.
Les occupations agricoles ont une vertu particulière : elles calment, elles émoussent. Elles sont surtout bonnes après
de grandes douleurs ou de grands mécomptes. Il semble que la terre communique dès lors à l'homme un avant-goût de ce repos définitif qu'elle lui donnera quelque jour.
Chez les romantiques, l'expression embrasse plus de pensées qu'elle n'en peut étreindre. De là son caractère vague et
incomplet.
J'ai logé chez moi bien des sentiments, et, quoiqu'il y ait longtemps que je ne les héberge plus, je me souviendrai
toujours qu'ils ont été mes hôtes et que nous nous sommes bien quittés.
Notre esprit est plein d'embryons de pensées dont quelques-unes auraient chance de vivre si nous les mettions au monde.
La seule manière d'arriver à une heureuse délivrance, ce serait de les écrire. Dégagées de leurs enveloppements, elles se laisseraient voir et juger.
La sévérité de ma morale n'est pas le résultat logique de mes principes, mais l'effet immédiat de ma nature ; je ne
raisonne pas la vertu.
Lorsque les poètes lyriques parviennent à la postérité, ils ont perdu leur gros bagage en route. Ils arrivent équipés à
la légère, quelques pièces en main. Cette même postérité, dont la mémoire est surchargée d'ailleurs, ne retient d'eux que les choses courtes, mais achevées et surtout senties.
La meilleure manière d'être revenu de bien des choses, c'est de n'y être jamais allé.
Quand on ouvrirait aux femmes les portes de toutes les libertés, comme quelques-unes le réclament, les honnêtes et les
sages ne voudraient pas entrer.
Eugénie de Guérin, comme Mme de Sévigné, avait au plus haut degré le don de l'épanchement. Ce n'est point assez de
posséder la source intérieure, il faut qu'elle puisse couler.
J'ai autant que possible évité de parler de moi dans mes vers. Faire de la poésie subjective est une disposition
maladive, un signe d'étroitesse intellectuelle. D'ailleurs, tout poète qui ne pense qu'à lui sera bientôt à bout de chants et de cris. C'est au nom de la Nature, c'est surtout au nom de
l'Humanité qu'il faut élever la voix. Ces sources d'inspiration sont les seules vraiment profondes et intarissables.
Fatalité ! voilà le mot de l'univers, depuis l'atome invisible jusqu'à l'homme. Prononcer celui de Liberté, c'est
n'avoir aucune idée des lois inflexibles qui enchaînent toutes les manifestations de l'être.
Quand on vit au milieu des bruits du monde, il faut que la voix intérieure qui s'appelle la poésie parle bien haut en
nous pour que nous puissions l'entendre. Dans la solitude, nous saisissons son moindre murmure.
Il y a chez la femme une certaine façon d'aimer la musique qui passe facilement de l'art au virtuose.
La poésie d'Hugo a fait une telle consommation d'images, qu'il y aurait vraiment lieu de se demander s'il en restera
encore pour les poètes à venir.
Mon mari n'eût pas souffert que sa femme se décolletât, à plus forte raison lui eût-il défendu de publier des vers.
Écrire, pour une femme, c'est se décolleter ; seulement il est peut-être moins indécent de montrer ses épaules que son coeur.
Je me figure parfois quels froids romans j'eusse écrits si je m'étais mêlée d'en faire. Mes personnages ne seraient
certainement pas nés viables. Et cependant ce genre semble être les domaine naturel des plumes féminines. Les femmes font entrer dans un roman les ardeurs, contenues ou non, de leur tempérament.
Hélas ! je n'aurais rien eu à mettre dans les miens.
Dans la société, la femme n'existe qu'en vue et au profit de l'homme. Sans elle, ce dernier n'aurait ni famille ni
foyer. Qu'elle se renferme donc dans les devoirs de sa destinée ; elle y trouvera les seuls bonheurs possibles pour elle, et surtout toutes les dignités.
On dit à la Foi : « Calme mes craintes, console mes douleurs, endors mes curiosités. Quant à la vérité, tu t'arrangeras
avec elle comme tu pourras ; cela n'est point mon affaire. »
L'écrivain n'a pas seul le privilège des belles imaginations et des hautes pensées. Parmi cette foule qui s'achemine
silencieusement à la mort, combien auraient pu étonner le monde par la profondeur de leurs vues et les merveilles de leurs conceptions ! Une occasion leur a manqué, et les voilà dévolus à
l'oubli.
La vie est comme la journée : elle a ses heures mortes.
Ce soir, du haut de ma tour, je regardais la lune qui se dégageait des dernières lueurs du jour. Le crépuscule venu,
elle apparut sur un fond obscur. Elle ne se leva point ; elle était toute levée au milieu du ciel. Il en est ainsi de quelques-uns de nos sentiments : ils sont montés à l'horizon de notre âme
sans que nous nous en soyons aperçus, mais, à un moment donné, nous sommes tout surpris de les trouver épanouis et rayonnants dans notre ciel intérieur.
Ma flamme poétique, quand par hasard elle s'allume, n'est jamais de longue durée. Après avoir flambé un moment, mon feu
s'éteint. J'aurais été une bien mauvaise vestale.
Il y a deux sortes de bons sens dans la vie : le petit et le grand bon sens. Le premier n'est que l'entente des intérêts
; l'autre est l'intelligence des devoirs et de la destinée.
J'éprouve parfois une vraie colère en voyant qu'une grande intelligence ne met par les femmes à l'abri de toutes sortes
d'erreurs et de faiblesses. Au contraire, on dirait que c'est la monnaie dont elles paient leur supériorité. Pauvres femmes de génie, c'est à vous que le coeur et surtout les sens gardent leurs
plus mauvais tours !
Qui n'est rien ou n'a rien n'existe pas. Être et avoir sont deux verbes aussi nécessaires dans la vie que dans la
grammaire. Ils sont partout les seuls auxiliaires.
Chez Laprade, la poésie coule ; on s'en étonne. Elle semblerait plutôt devoir être arrêtée dans sa propre
glace.
Le vrai poète se reconnaît à ceci : tout lui dit. Il s'en est fallu de bien peu que rien ne m'ait dit.
Les causeurs sont des prodigues. Causer, c'est jeter son esprit par la fenêtre.
Il y a une façon définitive de dire les choses ; elle n'appartient qu'aux grands écrivains. Après eux, il n'y a plus à y
revenir.
Il y a le soir, quand je travaille auprès de ma fenêtre, une certaine étoile qui me regarde. Si je la comprends, elle a
pitié de la peine que je me donne pour un mot, pour une rime. À quoi bon ? semble-t-elle me dire. Hélas ! j'ai eu bien souvent la même pensée. On peut quelquefois, bien qu'on ne soit pas une
étoile et sans voir les choses d'aussi haut, prendre en pitié les résultats insignifiants des efforts humains.
Quand je me représente que j'ai apparu fortuitement sur un globe emporté lui-même dans l'espace, au hasard des
catastrophes célestes ; quand je me vois entourée d'êtres aussi éphémères et aussi incompréhensibles que moi, lesquels s'agitent et courent après des chimères, j'éprouve l'étrange sensation du
rêve. Je ne puis croire à la réalité de ce qui m'environne. Il me semble que j'ai aimé, souffert, et que je vais bientôt mourir en songe. Mon dernier mot sera : J'ai rêvé !
Nos écrits sont comme les galets de la mer ; ce n'est qu'à force d'être roulés dans notre esprit qu'ils acquièrent du poil et de la rondeur.