..Parfois il entrouvrait les yeux et me regardait longuement. Ses yeux me traversaient comme s'ils fixaient des visages et des reflets loin derrière moi, comme s'ils tentaient de déchiffrer, de "lire" les temps qui allaient venir et qu'ils n'auraient pas le temps de voir. Comme s'il voulait savoir ce qu'il n'aurait pas le temps de vivre avec moi. Je lui souriais, massais ses chevilles doucement, j'effleurais cette peau tendue, blafarde, glaciale aussi tendrement que je le pouvais, aussi "indifféremment" que je le pouvais... comme si par je ne sais quel miracle, elle allait un jour, rosir, se tendre et se remplir de sang chaud et vivifiant. Je me bernais béatement, je me mettais dans un état soporifique et vaguement crétin pour me "sécuriser".
L'homme que j'aimais le plus au monde était là, allongé sous un masque à oxygène, les bras sous perfusion, un appareil
gris et froid avec de "jolies lignes vertes et sonores" m'indiquaient qu'il était encore vivant.. Halleluia !!... on avait un sursis !!
Je nous revoyais sur la longue balançoire du jardin, les soirs d'été, ma tête sur ses genoux, fermant les yeux au son de
sa voix... je le revoyais m'attendant à la sortie de mon travail, dans la voiture, avec des croissants chauds que nous mangions heureux comme des potaches à la sortie des cours. Lorsque je
l'accompagnais dans les galas de la Rachidia ou ailleurs, il prenait mon bras et me présentait à ses amis, en me lançant un clin d'oeil :
- "Je vous présente la femme de ma vie !!".
Nous déambulions ensuite à travers les ruelles de La Médina qu'il connaissait si bien et qu'il m'apprit à
aimer.
Il nous arrivait de discuter ferme pendant des heures, il argumentait, je renchérissais, il me répétait :
- "défends-toi !.. sois persuasive, défends tes idées comme tu défendrais ton bonheur, mais écoute.. saches écouter
surtout !!... ne romps pas l'échange, apprends !"
Il rouvre les yeux, soudain, me fait signe de lui donner à boire. Je m'approche, je retire son masque, et avant de lui
glisser une paille entre les lèvres, d'une voix inaudible, il prononce un mot que je perçoit parmi des milliers "ma chérie".
Un jour,il m'avait dit :
- "C'est mon mot !! ne laisse personne t’appeler ainsi... ou alors vraiment, si tu es sûre qu'il t'aimera autant que
moi!!
- Tu peux en être sûre !!.. compte sur moi !!". J'avais souri, puis j'ai eu des larmes, ce jour-là.
Je sortais arpenter les couloirs de cette "unité de soins intensifs", comme ils disaient. Je me surprenais à sourire
tristement à l'évocation de cette appellation. Cet euphémisme me paraissait grotesque!.. Tous ces lits étaient occupés par "des partants imminents" et les couloirs étaient peuplés "de
candidats"aux tunnels visqueux et froids du désespoir.
Je retournais bien vite. Il rouvrait les yeux un court instant et repartait dans son monde, d'où pour la première fois
il m'excluait.
Il savait comme personne entourer mes épaules et me serrer contre lui. Rien ne pouvait m'arriver alors!...Il pouvait
demeurer des heures à m'écouter débiter mes bêtises, mes rêves, mes attentes..
Un jour, il me fit un cadeau inouï : La traversée de cinq pays en voiture en me faisant ainsi découvrir des
beautés magiques presque irréelles :
- Regarde, me disait-il, comme c'est beau... admire cette couleur du ciel, c'est le plus beau moment de la journée...
Sens ces jasmins d'Egypte, ils sont les plus odorants du monde...regarde... admire... contemple... aime !!!".
Souvent, je n'avais nul besoin de parler.. Il décelait rapidement mes angoisses et mes chagrins. C'est avec lui que j'ai
appris à bercer ceux que j'aimais et qui avaient des bleus à l’âme.
....Papa est parti un matin d'automne. Et moi je suis entrée dans le tunnel visqueux.
Posté par Dejla, le 12/04/2011